Entretien – Pour une meilleure utilisation des aides à l’investissement dans la transformation de l’offre médico-sociale

Fany Cérèse est docteure en architecture et associée gérante de l’agence Atelier AA – Architecture Humaine. Elle accompagne les établissements médico-sociaux à la transformation vers l’inclusivité et la logique domiciliaire. A l’occasion de la sortie des conclusions du Ségur de la Santé, elle effectue 6 propositions pour « une véritable transformation de l’offre médico-sociale ». Entretien. 

Pouvez vous nous présenter votre métier ?

Nous avons à l’Atelier AA une démarche atypique et élargie par rapport à la plupart des agences d’architecture. Nous pensons qu’il est absolument nécessaire d’avoir une approche centrée sur les utilisateurs et que nous devons coconstruire le cadre bâti avec eux afin qu’ils correspondent à leurs aspirations et besoins. Cette démarche participative invite avant de penser les réponses de bien définir l’ambition et le projet social (que veut-on faire ? Quelle sont les valeurs qui sous-tendent le projet ? Quel regard porte-t-on sur le public ? Comment l’accompagne-t-on ? etc.). Il s’agit en amont de la phase classique de la conception architecturale de réaliser une programmation centrée sur l’usage et le vécu des lieux par ceux à qui il se destine.

En phase conception, notre particularité est de mener une recherche continue, avec une veille scientifique qui nous permet d’intégrer dans les projets les connaissances validées. Associer les usagers et l’état de l’art nous permet de sortir de nos stéréotypes et d’imaginer des solutions véritablement adaptées

Cette démarche dite Evidence-Based Design (conception fondée sur la preuve) est encore marginale en France, alors que ses bénéfices sont importants, notamment dans un contexte de raréfaction des besoins (malgré les fonds débloqués par le Segur de la Santé). Autre particularité, nous réalisons généralement un travail d’architecture d’intérieur approfondi car c’est à travers l’ambiance, l’éclairage, le mobilier, les éléments de décorations qu’il est possible de créer des espaces générant qualité d’usage, confort et bien-être, sans stigmatiser les personnes dans les difficultés qu’elles rencontrent.

Quelle importance joue le patrimoine immobilier dans la qualité de l’offre médico-sociale ?

Depuis une vingtaine d’années, les publications scientifiques démontrant l’impact de l’architecture des lieux de vie institutionnels sur la qualité de vie des personnes accueillies sont nombreuses avec un niveau de preuve élevé. Parmi les résultats, plusieurs éléments ressortent, tels que : la nécessité d’avoir des lieux à l’échelle humaine où il est facile de se repérer, l’accès en toute autonomie à un espace extérieur, la possibilité d’avoir du contrôle sur son environnement et surtout le fait que l’environnement soit domestique, résidentiel et non pas sanitaire ou hôtelier.

La question de la domesticité, du « comme à la maison » est le cœur de notre travail de réflexion depuis près de 10 ans, avec un questionnement axé sur : comment faire pour que les établissements permettent à des individus, malgré les difficultés qu’ils rencontrent, puissent se sentir véritablement chez eux ? Comment faire pour qu’ils continuent à exercer leur autonomie (capacité à vivre selon ses propres règles) et pour qu’ils conservent leur rôle social (ne pas seulement être hébergé mais être habitant et pouvoir, à ce titre recevoir ses proches à sa guise) malgré la dépendance ? Il me semble que la période du confinement a permis une prise de conscience généralisée sur l’importance des lieux dans lesquels nous vivons et sur les rapports que nous entretenons avec eux, et ce quel que soit l’âge.

© Atelier AA

Vous préconisez un « changement de référentiel » des modalités d’habitat dans le champ de la gérontologie, que reprochez-vous au paradigme actuel ?

Les référentiels actuellement en place – je pense notamment au document « repères organisationnels et de dimensionnement en surface en EHPAD » édité par l’ANAP – sont calqués sur un fonctionnement sanitaire, avec un éclatement des fonctions (d’un côté l’hébergement, de l’autre les espaces d’activités, de l’autre les espaces logistiques centralisés), de telle sorte qu’il est impossible pour l’institution de fonctionner de façon domestique.

En effet, si l’on veut aller au bout de la logique domiciliaire – comme cela est déjà le cas aux Pays-Bas – il faudrait que les fonctions originellement domestiques tels que la préparation des repas, le lavage du linge, etc. puisse se faire avec les personnes accompagnées au sein même des lieux de vie. Il s’agit en clair de passer d’une logique d’accompagnement centrée sur le soin et la dépendance à celle centrée sur les compétences restantes et la vie quotidienne.

Par ailleurs, il est admis dans ces référentiels qu’un EHPAD doit mesurer entre 50 et 65 m²/ résident et que l’espace privatif peut se contenter d’être seulement une chambre – généralement compris entre 20 et 22m² – avec une approche monolithique du bâtiment qui génère un très grand part de superficie dédiée aux circulation (entre 25 et 30% de la superficie d’une structure, soit plus de 1000m² pour un EHPAD de 70 places !). D’autres types d’approches, pavillonnaires par exemple permettraient à coût constant un redéploiement des superficies au profit des espaces privatifs.

source : think tank Matières grises

Dans le rapport « L’EHPAD du futur commence aujourd’hui » publié par le Think Tank Matières Grises en juin 2021, l’ensemble des acteurs concertés s’étaient accordés pour dire que 26m² serait un minimum pour reconstituer un semblant de logement et qu’il faudrait plutôt 30m² afin de pouvoir séparer l’espace nuit de l’espace jour pour offrir véritablement une intimité aux personnes, la possibilité d’avoir un lit double et quelques meubles (table, chaises, fauteuil, etc.) permettant de recevoir et de faire diverses choses dans leur logement. Ainsi, ces référentiels, dont la plupart ont été édités il y a plusieurs années maintenant sont obsolètes par rapport aux aspirations et besoins des personnes, qui évoluent vite avec la génération de « boomers » qui arrive et pour qui l’autonomie résidentielle est une préoccupation forte.

Vous soulevez la problématique de la complexité des montages de projets, avec des fenêtres de candidature resserrées et des règles qui varient selon les territoires et les sources de financement. Comment cela vous affecte-t-il dans votre quotidien ?

En effet, chaque porteur de projet se voit contraint de prendre son bâton de pèlerin pour viabiliser financièrement son opération.

Nous qui travaillons sur différents territoires sommes confrontés à cette diversité de dispositifs et de règles qui évoluent à mesure des politiques (et parfois même des interlocuteurs !). Il est donc difficile de capitaliser l’expérience qui permettrait d’aller plus vite sur le montage d’opération alors même que le niveau de vétusté du patrimoine immobilier médico-social est important.

Certains dispositifs sont tellement contraignants (ex : le Plan d’Aide à l’Investissement de la CNSA) qu’il faut à un moment précis de l’année être suffisamment avancé pour que les travaux commencent avant la fin de l’année et même temps. Si l’on rate cette fenêtre, il faut attendre l’année suivante. Certains établissements que nous accompagnement, ont dû procéder à des travaux temporaires de remise aux normes de leur établissement en raison de ces délais – investissement qui allaient être perdus quelques mois plus tard, une fois le chantier commencé…

Il en résulte finalement une forte mobilisation de temps, d’énergie et de moyens financiers au détriment souvent du projet lui-même.

Une homogénéisation et une simplification des démarches offrirait une lisibilité aux porteurs de projet permettant de se concentrer sur des problématiques plus essentielles pour les personnes qu’ils accompagnent.

Les différents acteurs de la formation initiale et continue ont-ils conscience de l’impératif de faire monter en compétences les acteurs du bâti pour une meilleure prise en compte des spécificités des établissements médico-sociaux ? 

Peu à peu, certains acteurs, notamment suite à la crise sanitaire, prennent conscience qu’un changement de paradigme est absolument nécessaire et que cela requiert de l’expertise et des compétences complémentaires.

Toutefois cette question est complexe car pour ce type de programme, nous sommes à la croisée de plusieurs disciplines (architecture, montage d’opération, gestion d’établissement, sciences humaines et sociales, sciences médicales). Or, en France, la culture est trop souvent celle du silo disciplinaire, ce qui crée de véritables difficultés pour les différents acteurs d’appréhender le projet dans l’ensemble de ses dimensions. La segmentation de l’intervention de chacun aboutit à l’impossibilité d’avoir une vision globale et le risque de perdre de vue en bout de course, ce que nous sommes en train de faire, à avoir un lieu de vie pour des personnes qui ont besoin d’un accompagnement. A Montpellier, nous menons plusieurs expérimentations pédagogiques afin de décloisonner les formations des architectes (ENSAM) et des étudiants en gérontologie (Master II – Faculté de Montpellier) afin que chacun puisse saisir les enjeux de l’autre, qu’un langage commun puisse naître. Il conviendrait que ce type de démarche sorte du champ de l’expérimentation et se généralise et s’élargisse à l’ensemble des métiers concernés par l’acte de bâtir afin de mener à bien la transformation qui est attendue par la société civile de ces établissements dont la « non-désirabilité » n’a jamais été aussi forte.

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Fany Cérèse est co-auteure avec Colette Eynard, consultante en gérontologie sociale et membre du Conseil de Direction de l’ITEV, d’Un Monde à Part, “chronique de l’absurdité institutionnelle” qui raconte au travers d’anecdotes et de paroles, le quotidien de la vie en EHPAD.

Elle cosigne aussi un chapitre de l’ouvrage collectif Environnement et vieillissement Partenaires ou adversaires ?