Louis Ploton est psychiatre et professeur émérite de gérontologie à l’Université Lyon 2. Auteur de nombreux ouvrages et spécialiste de la psychiatrie de la personne âgée et plus particulièrement des personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer, il interroge ici les logiques et les impératifs parfois contradictoires derrière les mesures de confinement.
Là où on pourrait croire qu’il n’y a pas de logique dans les décisions prises par le gouvernement, je pense qu’il y en a une mais qui ne peut pas être exposée crûment, nous allons voir pourquoi.
Un objectif principal clairement défini
A la base, il y a un but principal connu de tous : limiter la propagation de la maladie avant qu’elle ne déborde les capacités du système de santé, notamment de l’hôpital dont la fonction est d’accueillir la pathologie « lourde ». Hôpital qui, rappelons-le, en temps normal fonctionne déjà à la limite de rupture.
Il s’agit d’éviter que des gens qui ont des affections graves restent sans soins ou soient en pertes de chances. Parmi eux, d’une part la clientèle classique de l’hôpital qui ne saurait être sacrifiée (chirurgie, cardiologie, neurologie, cancérologie, etc.) et d’autre part les patients souffrant de formes sévères de la « covid ».
Dans le même temps, des résidents d’EHPAD, n’ont semble-t-il pas pu accéder aux soins hospitaliers, et ce au bénéfice de patients plus jeunes. Il s’est agi d’un eugénisme discret auquel les soignants auraient été moins contraints s’il y avait eu plus de places disponibles.
De fait, il transparait que la politique retenue, faute de mieux, mise sur un moyen : freiner la propagation du virus par des interventions consistant à réduire statistiquement le temps et le nombre global des contacts inter-individuels dans la population. Ce qui est mal expliqué, donc mal compris et insuffisamment accepté.
Mais des injonctions apparemment contradictoires
Car, dans cette approche destinée à établir des contre-feux préventifs, le caractère « contaminant » d’un milieu n’est pas le seul facteur retenu. D’autres interviennent, plus difficiles à afficher si l’on veut obtenir l’acceptation du plus grand nombre.
Cela explique les décisions aux incohérences apparentes (mais pas incohérentes pour autant) qui consistent à sacrifier un domaine d’activité ou une tranche de la population pour préserver d’autres secteurs dits « essentiels » tout en réduisant le nombre général d’interactions au niveau d’un territoire. Cela revient à serrer la vis ici pour lâcher du lest ailleurs. L’exemple type est le choix de limiter la fréquentation des piscines en les fermant aux adultes mais non aux enfants.Tout comme, à niveau de contagiosité aussi réduit soit-il, on ferme les salles de spectacle pour pouvoir maintenir en activité grandes surfaces alimentaires et transports en commun, plus indispensables voire plus facile à contrôler par quelques vigiles.
La question se pose donc de savoir où il est souhaitable et où il est possible de réduire les contacts en priorité : en d’autres termes qui doit-on confiner en dernier sachant qu’aucune mesure de restriction des contacts n’obtiendra isolément un effet suffisant.
De la répartition stratégique de l’effort collectif
On le sait, il serait nécessaire de réduire les contacts familiaux, mais cela repose sur l’adhésion incertaine du plus grand nombre. De même, il serait possible de reconfiner les gens les plus fragiles, dont les séniors, mais ces derniers sont déjà ceux qui se protègent le mieux et qui ont par ailleurs été les plus impactés. Quant aux EHPAD, on a pu vérifier au printemps les effets délétères (prévisibles) d’un isolement excessif.
Quant au recours au confinement général, il ne peut viser qu’une reprise en main temporaire de la situation, avec des conséquences économiques et sociales dramatiques, ainsi qu’une acceptation incertaine en cas de retour de la mesure.
Par défaut, il reste à faire des choix entre réduire ou stopper : ce qui est de l’ordre des grands rassemblements (matches, concerts, etc.) ce qui est de l’ordre des grandes ou des petites entreprises, ce qui est de l’ordre de l’essentiel ou du superficiel.
La logique à l’œuvre consiste donc à associer des restrictions de contacts, avec un arbitrage plus ou moins judicieux des mécontentements induits.
Schématiquement il apparait que les grands rassemblements réglementés (matches, concerts déclarés…) sont régulables avec des ajustements numériques, au jour le jour, mais trop les réduire ou les supprimer longtemps est impopulaire.
Le secteur des grosses entreprises, lui, de toute évidence doit être sollicité en dernier, sauf en cas de foyers spécifiques de contamination du fait des difficultés, pour une entreprise pour reconquérir des parts de marchés. D’autant plus que si elle fait faillite ce sont des grands nombres de travailleurs sur le pavé constituant une masse « visible » difficile à reclasser.
Le secteur des petites entreprises, incluant commerces et services, reste malheureusement le plus modulable avec des décisions réduisant plus ou moins le nombre de contacts par jour. Cela va des mesures de distanciation sociale à la réduction des horaires d’activité, voire à la fermeture momentanée. Les arbitrages sont délicats, car le risque de faillite est aussi présent, plus ou moins dilué et moins bruyant du point de vue médiatique, mais non moins douloureux.
Et là où il y avait localement des clients potentiels pour un coiffeur ou un restaurant, il y en aura rapidement à leur réouverture. La reprise d’activité risque cependant de se faire avec un nouveau propriétaire dans le cas où les mesures de compensation financières par l’état se révèleraient insuffisantes. Et, si tel devait être le cas, on comprendra la colère de l’actuel entrepreneur contraint à mettre la clef sous la porte.
C’est dans cette optique générale qu’ont été instaurés des couvre-feux, visant une réduction (indifférenciée) partielle des contacts, en limitant globalement les plages horaires d’activité sur tout un territoire.
Mais l’expérience a montré que ce type de mesure était insuffisant, faute peut-être d’avoir été assez précoce et intégralement respecté. Cela renvoie à la difficulté de mettre en place des mesures préventives contraignantes dont la population ne prend conscience de la nécessité que lorsqu’il est déjà trop tard.
A la répartition stratégique du mécontentement
Reste, à ce propos, à savoir à qui il revient de décider de quoi. Assez judicieusement, le choix retenu consiste à répartir les décisions entre l’échelon local et différentes figures du pouvoir central pour se partager l’impopularité, aussi irrationnelle soit-elle. Mais un responsable politique, quel qu’il soit, ne pourra pas empêcher que ses décisions soient impopulaires si lui-même fait l’objet d’a priori négatifs. Et, il ne pourra rien contre la « pensée magique » ou le déni de réalité, conduisant à faire comme si un phénomène n’existait pas (ne pas en parler, ne pas y penser) pour que, croie-t-on, il n’existe pas dans la réalité objective. Enfin, il est coutumier de rendre le messager responsable du contenu du message. Et, comme on ne saurait en vouloir au virus, l’agressivité risque de se déplacer sur des « boucs émissaires ». Car, dans la sphère publique ou individuelle, n’y a-t-il pas toujours le réflexe de désigner un responsable en cas de catastrophe ? Cela sans méconnaitre, derrière les critiques, une dose possible d’instrumentalisation politique de la lassitude et de la peur collective.